Les prêtres réfractaires dans le Cambrésis

Cet article, rédigé par José Herbert (un grand merci à vous),
et paru dans la revue "Jadis en Cambrésis" n° 43 et 44.

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LES DIFFICULTES D'ETRE PRETRE SOUS LA REVOLUTION.

1789 - Année de tous les changements. Les aristocrates et les prêtres sont les premières victimes de cette révolution qui explose dans tout le pays. Le 24 novembre de cette année-là, Talleyrand et Mirabeau proposent la confiscation des biens du clergé, qui vont ainsi devenir "biens nationaux". Le 12 juillet de l'année suivante, l'Assemblée Constituante vote la "Constitution civile du clergé", dont le décret sera paraphé, la mort dans l'âme, par Louis XVI, le 24 août 1790. Archevêques, évêques et curés seront dorénavant des fonctionnaires élus, au même titre que les députés, payés par l'Etat, donc émancipés de la suzeraineté pontificale. Le 27 novembre 1790, l'Assemblée ordonne à tous les ecclésiastiques de prêter le serment (la Révolution affectionne particulièrement cette cérémonie). Le clergé se plie en général difficilement à cette formalité ; les prêtres jureurs sont appelés aussi "constitutionnels" ou "assermentés", les autres, qui refusent l'autorité de l'Etat, sont dits "réfractaires" ou "insermentés". Ces derniers continuent malgré tout, pour beaucoup d'entre eux, à officier, mais dans la clandestinité. Ils sont évidemment traités en suspect et contraints à la déportation.

Ainsi, on peut dire que peu à peu une nouvelle guerre de religion s'installe dans le pays, et jusque dans le moindre de nos villages, comme on va le voir ensuite. La population bien sûr, tente de rester fidèle à son curé, et boude le prêtre parachuté par l'Administration, le "constitutionnel", au risque de subir les rigueurs des lois républicaines.

Les faits relatés ci-après sont des tranches de vie mettant en scène quelques prêtres du secteur des villages de Wambaix, Séranvillers, Forenville, tous trois situés à quelques kilomètres de Cambrai. Le village de Séranvillers est cité par les historiens Peter et Poulet, comme étant "un véritable centre d'opérations de prêtres réfractaires". Il s'y passe effectivement des événements secrets comme on va le voir plus loin.

Les déboires de Gosteau, prêtre à Wambaix.

Natif d'Onnaing, près de Valenciennes, Pierre Joseph Gosteau est nommé curé à Wambaix le 13 mai 1785. On peut affirmer sans risque d'erreur qu'il accomplit ses devoirs en toute tranquillité dans notre petite communauté, à peine troublée par quelques faits divers, la routine en quelque sorte. L'église vient d'être reconstruite et la cure possède quelques biens, gérés par les marguilliers de la Fabrique. Gosteau, le moment venu, consent à prêter le serment exigé par la loi. "Aujourd'hui 27 février de l'an mil sept cent quatre vingt onze, à l'heure de la messe paroissiale par devant le Conseil général de la Commune et les fidèles rassemblés, fut et a été, de la part de Joseph Gosteau, prêtre curé de la paroisse de Wambaix, prêté à haute et intelligible voix, en l'église paroissiale, le serment de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse qui lui sont confiés, d'être fidèle à la nation, à la Loi et au Roy, de maintenir de tout son pouvoir, la constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée Nationale et acceptée par le Roy, n'acceptant ce qui seroit contraire à l'autorité spirituelle de la doctrine catholique et apostholique et romaine dans laquelle il veut vivre et mourir."

Trois mois plus tard, Gosteau est pourtant déchu, et remplacé. Que devient-il ? Comme "le juif errant" dit-on, il vagabonde. On le voit ici ou là, officiant sans doute dans la clandestinité. Enfin, pour fuir les éventuelles persécutions du nouveau régime, il passe la frontière toute proche et s'exile aux "Pays-Bas Espagnols".

Gosteau disparu, la municipalité s'aperçoit qu'il n'a guère payé la totalité de ses impôts, et notamment "le tiers du don patriotique". L'administration venait de supprimer les anciens impôts et, les caisses étant évidemment vides, il fallut à la hâte lever contributions et don patriotique en attendant que se mette en place le nouveau système des impositions. Le Conseil général de la commune délibère à propos de Gosteau et décide de se saisir des meubles de l'ex-curé. Mais celui-ci, se demande-t-on, aurait-il laissé quelque chose avant de quitter le pays ? La population wambaisienne est alors invitée à venir déclarer au greffe de la mairie l'existence éventuelle de mobilier ayant appartenu à Gosteau. "A défaut de déclaration ou dans le cas de fausses déclarations de la part de ceux qui auroient quelques connaissances ou la garde des meubles, ils seront garants ou responsables de la perte qui pourrait s'en suivre pour la Nation et en outre condamnés à une amende". On ne sait pas si ces menaces furent suivies d'effets, tant il est certain que l'ex-curé conserva chez nous un nombre sans doute non négligeable de sympathies. On ne bouscule pas, comme par un coup de baguette magique, des siècles et des siècles de pratiques religieuses.

1793. Gosteau demande à rentrer au pays, ensuite on perd sa trace. On le retrouve à Wambaix en 1802. Autre époque ! France et papauté se sont réconciliées. Le premier consul vient de signer le Concordat, avec les envoyés du pape Pie VII. Notre-Dame de Paris retrouve les fastes des cérémonies religieuses de l'Ancien Régime. Le Concordat entre en vigueur, symboliquement le 18 avril 1802, jour de Pâques, à l'issue d'une cérémonie voulue grandiose pour montrer aux yeux du monde, l'étendue de la puissance de Bonaparte. Les évêques et les curés doivent cependant, comme aux premiers temps de la Révolution, prêter le nouveau serment exigé par la loi : "le vingtquatrième jour du mois de floréal de l'an dix de la République française par devant nous Pierre Joseph Foveaux maire de la commune de Wambaix soussigné est comparu le citoyen Pierre Joseph Gosteau prêtre curé de la paroisse de Wambaix lequel pour se conformer à l'arrêté du Préfet du 16 floréal dernier a prêté entre nos mains le serment voulu par la loi relative à l'organisation des cultes et conçu en ces termes: Je jure et promets à Dieu, sur les Saints Evangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la constitution de la République française, je promets aussi n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun conseil, de n'entretenir aucune ligue soit au dedans, soit au dehors qui soit contraire à la tranquillité publique et si dans ma paroisse ou ailleurs j'apprends qu'il se trame quelque chose au préjudice de l'Etat je le ferai savoir au Gouvernement. Ainsi fait et solennellement reçu en la mairie du dit Wambaix le jour mois et an qui dessus. En foi de quoi le dit Gosteau a signé avec nous…".

On soulignera au passage le côté plutôt politique du serment précité, qui occulte la vocation sacerdotale du prêtre envers les fidèles de la paroisse, pour ne laisser apparaître qu'un vœu de fidélité aveugle à l'égard du régime établi. Là se situe la grande différence par rapport au premier serment de Gosteau, 10 ans auparavant.

Gosteau n'eut guère longtemps l'occasion de prouver sa fidélité au Gouvernement car il s'éteignit à Ligny en Cambrésis le 10 avril 1803.

 

PUCHE ET DEVILLERS, PRETRES CONSTITUTIONNELS

Mai 1791, Gosteau parti, apparaît à Wambaix le nommé PUCHE, moine de l'abbaye des Guillemins, prêtre fonctionnaire, constitutionnel, désigné par l'évêque constitutionnel. Comment va réagir la population laborieuse de notre village ? Deux rapports quelque peu contradictoires permettent de s'en faire une idée : celui d'un certain Mutte, d'abord. MUTTE, notable cambrésien, capitaine de la Garde Nationale, se voit un jour confier la mission de "tâter le pouls" des populations rurales, suite aux bouleversements imposés par le nouveau régime. Mutte fait le tour du Cambrésis et, en quelques mots, évoque la situation dans chacun des villages concernés. Wambaix est qualifié de "bonne municipalité" contrairement à Séranvillers, où il y aurait des "aristocrates". Mutte affirme en outre, et avec l'aide sans aucun doute du maire Pierre Leduc, que le curé PUCHE est aimé de ses paroissiens, car il remplit ses devoirs avec exactitude. La suite du rapport nous renvoie au chapitre précédent : Mutte prétend qu'il y aurait à Wambaix un curé réfractaire, nommé Joseph Gosteau ! Ce curé refuserait obstinément de se plier aux décisions du Gouvernement en ce qui concerne l'exercice du culte.

Autre rapport, anonyme celui-là, daté de 1846, autre son de cloche ! On y atteste que le curé PUCHE fut boudé de la population : les habitants surent distinguer le loup caché dans la peau du curé et ne voulurent avoir recours à lui pour aucune fonction du ministère . Il fut donc obligé de partir bien vite.

Ne soyons pas sévère envers ce prêtre qui, par ailleurs, fit installer à l'église deux autels magnifiquement meublés, en chêne sculpté, datant du 17e siècle et qui proviennent, ainsi que deux petits anges, de la sacristie de l'ancienne église Saint-Georges de Cambrai (c'est Bruyelle, l'historien bien connu, qui l'affirme).

PUCHE n'avait guère les moyens d'assurer convenablement les fonctions de son ministère. La plupart des curés constitutionnels vivent dans la plus grande misère. Les presbytères sont réquisitionnés, et deviennent quelquefois salle de classe. Les églises sont dépouillées de leurs richesses. Ainsi celle de Wambaix. Le maire, Pierre Leduc, voit partir, un jour de 1792, ce que l'on peut appeler le trésor de l'église de Wambaix : 40 cœurs d'argent, 3 médailles d'argent, 1 cœur d'or. Monsieur le maire tenait pourtant à conserver ces pièces car, dit-il, la reconstruction de l'église, en 1781, a coûté très cher ; de plus le curé de la paroisse, PUCHE, n'a même pas les moyens de s'acheter une aube et il lui en faut une de toute urgence…

PUCHE ne fut pas le seul constitutionnel du secteur. Louis Charles DEVILLERS, prieur curé à Forenville, prêta le serment deux fois. La première fois, ce fut le 2 janvier 1791, avant même que la loi ne l'obligeât à cette formalité. Puis il prêta une nouvelle fois serment fin février, quitta ensuite Forenville. On le retrouve à Esnes, puis à Estrées, et à Beaurevoir. Au Concordat, il accepte une cure au diocèse de Soissons, où il ne fait que paraître. Il meurt le 29 novembre 1803.

Le zélé DEVILLERS, rallié aux idées de la Révolution, prit plaisir à dénoncer les prêtres réfractaires du secteur, qui ne manquaient pas d'officier dans la clandestinité, comme on va le voir ensuite, et se déplaçaient de village en village, au gré des demandes, aidés et protégés par la population et vraisemblablement par l'aristocratie de Séranvillers.

A propos de DEVILLERS, ouvrons une parenthèse, qui n'a rien à voir avec la Révolution, mais qui ne manque pas d'intérêt, car elle permet d'éclaircir un des multiples aspects de la vie quotidienne au 18e siècle. DEVILLERS procéda, en 1781 et en 1783, à l'inhumation de très jeunes enfants, placés en nourrice à Séranvillers par la bourgeoisie cambrésienne. Quelques extraits du registre mortuaire sont visibles au fond Delloye. De quoi s'agit-il ? Il faut savoir qu'à cette époque, le nouveau-né, de famille bourgeoise, n'intéressait généralement ses parents que quand il était arrivé en âge de pouvoir recevoir une éducation digne de la famille. Avant, on le confiait volontiers à une nourrice. Les nourrices se recrutaient dans les villages autour de Cambrai. Elles étaient chères parce que "nourrices de proximité". Les gens moins fortunés plaçaient leur enfant dans des villages plus éloignés, comme à Séranvillers par exemple. Il va sans dire que la mortalité infantile était alors considérable. Beaucoup de ces très jeunes enfants, entassés à plusieurs pendant le transport, n'arrivaient guère à destination. Certains individus s'étaient fait un métier du placement en nourrice, et tiraient de substantiels bénéfices à servir d'intermédiaire entre les familles et les nourrices. Tel fut le cas de Monsieur Faille, administrateur de la "maison forte" à Cambrai, dont le nom apparaît sur les actes de sépulture dressés par DEVILLERS. Les nourrices de Séranvillers étaient : Florentine Senez, femme d'Augustin Morel, manœuvre, Marie-Noël Vignol, femme de Dominique Colpart, Albertine Ramette, femme de Pierre Joseph Lafage, manœuvre, Marie-Thérèse Senez, femme de Jacques Philippe Morel. Quant aux tous jeunes bébés, citons : Marie Flore Joseph, Hélène Noël, Henry, Marie Philippine Joseph Lapluye, Paul. La plupart des noms de ces malheureux sont ignorés du prieur DEVILLERS, chargé de leur sépulture.

 

LES PRETRES REFRACTAIRES A SERANVILLERS

Le commissaire MUTTE, cité plus haut, constate donc avec satisfaction que la population wambaisienne se rend volontiers à l'office du curé de l'état, PUCHE. Cependant, quelques "imbéciles", ce sont les termes employés par MUTTE, iraient à la chapelle de Séranvillers, où un certain Philippe, natif des environs du Quesnoy, assure en cachette le service religieux. Il s'agit de Pierre Joseph PHILIPPE, né à la Flamangrie, au canton de Bavay. Les cérémonies célébrées par ce prêtre attirent, semble-t-il, la population des villages voisins. Le zélé DEVILLERS le dénonça et il fut arrêté le 17 décembre 1792.

Apparut alors le "pieux et intrépide OBLIN". OBLIN est abbé de Damartin. A l 'approche de la Révolution il se retire dans sa famille de Séranvillers. L'historien Boniface décrit assez bien les activités de ce prêtre rebelle aux nouvelles idées. OBLIN, protégé par la population et sans doute par l'aristocratie du village, attire à Séranvillers la foule des gens fidèles à l'ancien dogme. La grange du dénommé Dassonville est utilisée comme lieu de culte :

Un jour d'été de 1795, la grange la plus spacieuse de Séranvillers se trouvant vide, fut tendue de drap de lit bien blancs. On la décora de feuillage et l'on dressa un autel à l'extrémité orientale de l'aire. Vers quatre heures du matin, les plus pieux catholiques débouchèrent par diverses voies, les hommes à droite, les femmes à gauche. 120 enfants occupèrent la place d'honneur.

Il s'agit, d'après Boniface, de la cérémonie des communions solennelles. L'auteur ne cite pas ses sources avec précision. On peut donc douter. Le nombre des enfants est très important, ou alors il faut admettre que l'on est venu des villages voisins et notamment d'Esnes, pour participer à l'office. L'heure très matinale de célébration laisse perplexe : il n'est pas question d'officier en plein jour. D'autre part c'est l'été, et le peuple paysan a besoin de sa journée pour les travaux des champs.

OBLIN est aussi prêtre itinérant, ou "prêtre à valise". tous les 15 jours il se déplace. "Il annonce à l'avance son arrivée et le lieu de sa station". Les gens se font les plus discrets possible en rejoignant le rendez-vous. La grange de Dassonville est utilisée plusieurs fois. Le cérémonial de l'office est évidemment simplifié. On n'ose guère chanter. 1 ou 2 personnes de l'assistance récitent l'évangile du jour.

OBLIN tient, dès 1794, un registre des baptêmes et des mariages. Les archives de Séranvillers dévoilent quelques feuillets signés de la main d'OBLIN, d'autres signatures apparaissent au bas des actes, celle d'un certain DELANNOY, curé de Clary, qui deviendra au Concordat curé du Cateau, Monsieur Henri MONTIGNY, auteur d'une importante monographie de la commune de Clary, cite abondamment ce prêtre réfractaire, de passage, on ne sait pourquoi, à Séranvillers (printemps 1797). Ajoutons enfin, à la liste des prêtres réfractaires, le dénommé Jean-Baptiste CREPIN, "missionnaire", dont on ne connaît que la signature au bas d'un acte de baptême.

OBLIN célébra son dernier mariage à Esnes le 15 août 1801, et laissa ensuite la paroisse à son successeur : le dénommé LESNE.

 

LE FAUX PASSEPORT DU PRETRE FORRIERES

Comme OBLIN, Jean-Baptiste FORRIERES fuit la tourmente révolutionnaire et cherche refuge dans sa famille à Séranvillers. Cependant, FORRIERES n'a pas le tempérament d'un OBLIN, et, à la clandestinité, il préfère l'exil. La loi du 26 août 1792 oblige les prêtres non jureurs à quitter le pays. FORRIERES sollicite l'hospitalité des moines de l'abbaye Saint-Michel, en Franconie (Allemagne). Là il semble couler des jours paisibles, tout en gardant le contact avec sa famille de Cambrai, et notamment son neveu Joseph Tuboise. Celui-ci lui écrit le 7 juin 1797 : "Heureusement que vous avez eu la précaution de signer une feuille en blanc avant votre départ". Ce court extrait va éclairer les propos suivants.

FORRIERES, avant son départ pour l'Allemagne, avait confié à son neveu Tuboise une feuille blanche, signée de sa main. Dans quel but ? FORRIERES n'ignore pas que, pour retourner à Séranvillers, il lui faudrait être porteur d'un passeport établi en bonne et due forme, et délivré pas le Maire de son village, au bas duquel on devrait pouvoir lire, outre sa propre signature, celles du Maire, et de l'autorité cantonale. Cette pièce seule, à condition évidemment qu'elle ne mentionne pas sa qualité de prêtre, pouvait lui permettre de repasser les frontières de la jeune république, et de revenir au pays.

Que fait alors le neveu complice Joseph Tuboise ? Muni de la feuille blanche portant la signature de son oncle, il se rend chez Mailly, adjoint au maire de Séranvillers. Tuboise prétend qu'il existe une loi récente qui permet le retour des prêtres déportés et obtient de l'adjoint le passeport souhaité. Mailly ne fut certes pas berné, même si l'avalanche de nouveaux décrets a pu, un temps, perturber le fonctionnement des toutes nouvelles municipalités. En effet, il n'hésite pas à déclarer, sur le formulaire en question, Jean-Baptiste FORRIERES comme étant agriculteur, alors qu'il le connaissait très bien. Mailly signe donc, puis se transporte à Estourmel, chef-lieu de canton, présente le passeport pour signature. Ont paraphé les citoyens Ledieu, Taquet, commissaire, et Henry Senez. Enfin le document reçut un cinquième et dernier paraphe de la part du dénommé Jean Joseph Legrand, agent municipal à Carnières.

Voici le texte du passeport :

Laissez passer le citoyen Jean-Baptiste Forrières, français, cultivateur, domicilié dans la commune de Séranvillers, département du Nord, depuis 7 ans, repris au tableau de population sous le n°164, âgé de 57 ans, taille de 5 pieds 4 pouces, cheveux et sourcils châtains, portant perruque par intervalle, yeux gris, front large, nez aquilain et assez pointu, bouche moyenne, menton un peu allongé, visage maigre et un peu rond. Et prétez lui aide et assistance, nous ayant déclaré aller dans l'intérieur de la République et dans les pays réunis.

Suivent les signatures citées plus haut.

Tuboise s'empare du précieux papier et l'envoie, avec la lettre du 7 juin 1797, à l'adresse de FORRIERES, en Franconie (pour lui permettre de revenir de ce pays, écrit-il). Ces documents furent versés au dossier, en tant que pièces à conviction, et se trouvent maintenant aux archives départementales, noyés au sein d'une épaisse liasse relatant les interrogatoires et la procédure complexe de l'instruction. Car les quatre signataires cités plus haut furent accusés d'avoir fabriqué "un faux matériel en écriture " et jetés en la prison de Doyai.

Comment l'affaire fut-elle dévoilée ?

La lettre du 7 juin fut tout simplement interceptée par le "ministère de la police générale".

Le dévoué Tuboise ne dut cependant pas connaître longtemps les rigueurs des cachots douaisiens car il mourut le 5 messidor de l'an V de la république (juillet 97). Son épouse, Marie-Thérèse OBLIN, et son père Simon, cultivateur à Forenville, apprirent la nouvelle avec douleur.

Le citoyen Ledieu, lui aussi en mauvaise santé, fut gardé par une sentinelle chez la citoyenne Gobiau, dont la maison jouxtait la prison, pour y être "traité et soigné d'une manière convenable". L'infortuné Ledieu souffrait d'une fièvre "inflammatoire et imputride, bilieuse et d'un érésipèle gangréneux à la jambe droite", merveilleuse poésie médicale du temps passé !

Jean Joseph Legrand, agent municipal à Carnières, fut déclaré non coupable, prétendant qu'il signait tous les passeports qu'on lui présentait et que son rôle ne consistait pas à vérifier le bien-fondé des affirmations qu'on y trouvait.

Taquet et Mailly furent destitués après confrontation avec les membres du "jury d'accusation" réuni à Cambrai pour la circonstance, le 12 messidor an VI de la république. On peut penser que la destitution, assortie d'une amende, fut la seule peine infligée à leur égard par les juges cambrésiens.

Comment réagit l'administration du district de Cambrai face à cette rébellion cléricale ? On envoie la force armée dans les campagnes : en avril 1793, an II de la République, cinq hommes à cheval accompagnent le juge de paix du canton de Walincourt. Il s'agit de procéder à l'enlèvement de tous les réfractaires du secteur, ou prêtres non fonctionnaires, qui troublent la tranquillité publique. Chaque commune traversée doit mettre à disposition du détachement deux fonctionnaires municipaux pour aider à la recherche. On visite ainsi les communes de Lesdain, où se cache Fontaine, ci-devant moine des Guillemins, le hameau de Malassise où vivent les Delbarre, Séranvillers, où officient les frères Oblin, et Walincourt, qui abrite les ci-devant chanoines.

Un document du 19 octobre 1793, signé des administrateurs du district de Cambrai, ordonne par arrêté la destruction du village de Séranvillers. Je ne pense pas que cet ordre soit consécutif aux désordres religieux du secteur, la modeste commune de Séranvillers n'en ayant pas le monopole, mais plutôt causé par le peu d'empressement que manifeste le village à obéir aux ordres concernant la levée en masse des jeunes pour combattre l'ennemi autrichien. Celui-ci est à deux pas du village et on soupçonne une certaine collusion des habitants avec l'armée ennemie, crime beaucoup plus grave pour le district que les agitations de quelques prêtres réfractaires. Ceci fera l'objet d'une étude et de recherches ultérieures qui ne manqueront pas de s'avérer passionnantes.

José Herbert