Voeu d'un piéton,
présenté à l'Assemblée nationale
juillet 1789
Pendant que le trouble et la division régnaient dans l’auguste Assemblée dont les délibérations doivent régénérer la Patrie, je bornais tous mes yeux à désirer le retour de la concorde ; maintenant que le ciel a daigné exaucer mes prières, et que tout me porte à concevoir les espérances les plus flatteuses, il ne me reste plus qu’un vœu à former ; et celui-là, je l’adresse à l’Assemblée nationale. Je déclare d’abord, qu’autant par goût que par raison de fortune, je suis un Piéton décidé, c’est-à-dire, que je me sers tout bonnement de mes jambes pour me rendre où j’ai dessein d’aller ; c’est un titre au reste que je partage avec les quatre-vingt-dix-neuf centièmes au moins des habitants de la capitale ; or, dans ma qualité de Piéton, j’enrage et peste tous les jours contre l’innombrable quantité de voitures, qui sont comme autant d’ennemis renaissants contre lesquels il faut sans cesse me précautionner, et d’ailleurs, tout me répugne dans cette maudite invention que la mollesse fabriqua pour insulter à l’indigence et à l’honnête médiocrité. Voulez-vous le long du jour vous livrer dans votre chambre à l’étude ou aux tranquilles méditations ? impossible… Vous avez autour de vous un fracas insoutenable qui vous étourdit continuellement. La nuit, voulez-vous jouir des douceurs du sommeil ? impossible encore… les riches ne se couchent qu’au lever du soleil ; et la nuit comme le jour, vous êtes assourdi par le bruit de leurs chars ; mais, ce n’est là qu’une légère partie des abus ; et ceux-ci du moins n’attaquent que vos plaisirs ou votre santé, au lieu que dans les rues votre vie est sans cesse en danger. Comment dépeindre la rapidité meurtrière des voitures, et l’insolence de tous ces coquins de cochers, qui aujourd’hui grimpés aussi haut que leurs impériales, paraissent de là vouloir dominer sur les Piétons et sont tout prêts à les écraser ! Que dirai-je donc des airs impérieux et si assomables de tous ces petits maîtres à Wiski, qui dans leurs légers phaétons fendent l’air avec la vélocité d’un aigle et s’inquiètent très peu de toutes les victimes que leurs roues sacrifient ! Il paraît aussi que jusqu’ici le Ministère s’en est bien peu inquiété ; car ces accidents se renouvellent tous les jours, et les Wiskis existent encore malgré les réclamations pressantes de l’humanité et de plusieurs Ecrivains de nos jours. Autre abus… un petit maître arrive chez une Laïs et laisse sa belle voiture à la porte, ou avec son Jockei, ou le plus souvent sous la seule conduite de son cheval, à qui il ordonne de ne pas bouger, et que sans doute il croit bien docile. Qu’arrive-t-il…. Le cheval s’ennuie ou s’effraie, et le voilà qui court ventre à terre dans une rue fréquentée, jusqu’à ce qu’une voiture plus forte ait brisé celle qu’il conduisait. Ah ! C’est fort bien cela : on jouit de voir le Wiski brisé ; et ce spectacle et la seule consolation des Piétons. Oui, mais avant d’être brisées, les roues de ce misérable Phaéton avaient accroché une douzaine d’individus, auxquels elles avaient froissé bras et jambes, ou peut-être pis encore… Il y a environ quinze jours que je fus témoin sur les boulevards d’un de ces évènements douloureux : une voiture ainsi conduite par la seule impétuosité du cheval qui avait pris le mors aux dents, écrasa devant moi un enfant et une jeune fille, après quoi elle alla se rompre contre une grosse charrette. Voilà pourtant des accidents qui arrivent tous les jours ; tous les jours les roues des riches broient quelques piétons ; et cependant telle est l’inertie du Gouvernement, qu’il ne s’occupe pas à arrêter un usage aussi affreux. Louis quinze disait : Si j’était Lieutenant de Police à Paris, je défendrais les cabriolets… Ah ! Je n’ai pas ce pouvoir, car à coup sûr l’abus révoltant que je déplore ici ne subsisterait déjà plus. Et, comment feriez-vous donc pour parvenir à ce but, beau réformateur, va me dire un adonis de nos jours, ou une charmante petite maîtresse qui trouve aussi peu de mal à écraser un homme, qu’à tromper un amant ! Est-il possible de réaliser ce que vous proposer ? Ah ! Fi donc, sans doute, mon charmant petit jeune homme, sans doute beauté à la mode, cela est très possible ; et voici comment. Ecoutez une fois, si vous pouvez, le langage de la raison. Je commence d’abord par supprimer vos brillants Wiskis : oui, mes beaux Messieurs, je suis sans miséricorde, et je regarde que le plaisir que vous trouvez à satisfaire votre fatuité ne doit pas entrer en balance avec la vie et la sûreté de vos concitoyens. Je sens à merveille que je suis un monstre (n’est-ce pas mes dames) de vouloir vous interdire des voitures aussi délicieuses ; mais qu’y faire ! … Je sais depuis longtemps que l’homme qui fait le bien, doit toujours s’attendre aux sarcasmes, et… s’en consoler. (…) Je reviens, dis-je, à mon sujet, et puisque voilà déjà que mon zèle philanthropique vient de supprimer les Wiskis et autres chars de cette espèce ; je vais traiter le chapitre des voitures à quatre roues. Quant à celles-ci, comme dans une aussi grande ville que Paris, elles peuvent être nécessaires aux femmes et aux gens âgés, je veux bien ne pas les interdire, et même je suis assez commode pour ne pas en fixer le nombre… Bien des gens vont sans doute me reprocher d’être trop tolérant ; mais je leur recommande la patience, et qu’ils se donnent la peine de me suivre jusqu’au bout… Or, comme je ne veux plus que les roues d’aucune voiture soient désormais teintes de sang humain, je statue irrévocablement que les cochers iront toujours à pied et conduiront leurs chevaux par la bride. Ah ! Fi donc, monsieur, Fi ; vous êtes un homme abominable, vont s'écrier une tourbe de petites maîtresses, il y a de quoi nous faire mourir d'impatience, et de dépit. - Eh bien ! leur répondrai-je très tranquillement, mourez, mes dames, il vaut mieux sans doute pour l'ordre public, que vous éprouviez un trépas volontaire qui importe si peu à l'Etat, que de vous laisser vous perpétuer dans l'habitude monstrueuse d'écraser l'homme utile ou le père de famille qui lui importe tant. (...) La seule chose un peu plausible qu'on puisse m'objecter, est qu'on mettra trop de temps en route. Eh bien, on partira une heure plutôt, ou bien au pis aller, on se servira de ses jambes, qui tout naturellement nous ont été données pour marcher. (...) |