La grande peur dans les régions
de Beauvais et de Compiègne
28 juillet 1789
Lettre adressée par le prévôt de la maréchaussée du Soissonnais à l'intendant de Soissons.
Monsieur, J'ai l'honneur de vous rendre compte d'une allarme des plus extraordinaires que nous avons eu hier, et qui, malheureusement, doit s'être étendue bien loin, à en juger par l'effet qu'elle a produit. Dimanche au soir, des braconniers ont eu une querelle assez vive avec des gardes sur le terroir d'Estrées-Saint-Denis, à 4 lieues d'ici. Les habitans de cette paroisse qui ont toujours dans l'idée, ainsi que ceux de la campagne, que l'on doit venir couper leurs blés, voyant de loin le tumulte qu'il y avait entre les braconniers et les gardes, se sont imaginés que c'étoit des gens malintentionnés qui venoient pour ravager leurs terres. Ils ont sonné le tocsin, ont assemblé tous les habitans. Les paroisses voisines en ont fait autant, de sorte qu'hier à sept heures du matin j'ai reçu un premier exprès pour m'annoncer qu'une bande de 200 personnes était actuellement sur le terroir de Sacy-le-Grand, occupée à scier les grains. J'ai sur-le-champ donné des ordres au détachement de Royal Bourgogne de préparer leurs chevaux, ainsi qu'à la brigade de maréchaussée. Pendant que je me disposois à monter à cheval, d'autre exprès sont venus de différens côtés, de Neuville, d'Estrées-Saint-Denis, me dire que tout était ravagé chez eux. J'ai été sur le point de les faire mettre en prison parce qu'aucun d'eux n'avait vu le délit, et que c'étoit toujours des ouï-dire. En montant dans la ville, j'ai vu ce que la terreur peut faire quand elle s'est emparée des esprits. Il n'y avoit plus que des femmes qui s'enfuyoient en pleurant avec leurs enfants, emportant tous leurs effets ; d'autres qui ferrnoient leurs portes, leurs contrevents et se disposoient à en faire autant. M'étant mis à la tête du détachement, j'ai rencontré toute la milice bourgeoise sous les armes, avec des fusils, des haches, des coignées, et tout ce qu'ils avoient pu trouver ; tontes les dames et les femmes pleurant et se désolant, et c'est dans ce moment-là que l'on est venu annoncer qu'il y avoit 4 000 de ces vagabonds qui arrivoient à Clermont et qui venoient du côté de Nointel. J'avois beau représenter que cela n'était pas possible, personne ne voulait me croire. Je suis tout de suite sorti de la ville avec mon détachement composé de 17 cavaliers, moi compris, et auquel s'étoient joints environ 10 bourgeois à cheval ; la milice étoit restée assemblée dans la ville. Lorsque j'ai été à 2 ou 3 portées de fusil de Clermont, j'ai rencontré le capitaine des chasses de Monseigneur le duc de Bourbon qui accouroit pour nous dire qu'il n'y avoit rien, qu'il avoit envoyé des piqueurs de différens côtés, qu'il n'y avoit pas de grains de coupés, et que ce qui avait donné lieu au bruit était la querelle des braconniers avec les gardes, et l'attroupement des paroisses voisines que l'on voyait de loin dans les champs. Je suis rentré bien vite dans la ville pour calmer les esprits, et je n'ai pas eu de peine : mais pendant que chacun se livrait à la joie, une autre allarme est survenue par la nouvelle que l'on voyoit venir des bandes du côté de Paris et du côté de Beauvais. Pour le coup, tout le monde s'est cru perdu ; on s'est rassemblé comme on a pu, en attendant l'ennemi. J'ai sçu bientôt que c'était les paroisses voisines à trois lieues à la ronde qui venoient à notre secours, armées de fourches, de haches, etc. Je ne puis, Monsieur, vous donner une idée d'un pareil spectacle, ni du tumulte que cela occasionnoit. Les citoyens de Clermont se sont cottisés sur-le-champ pour dédommager une partie des gens de la campagne de la perte de leur temps et de leur bonne volonté pour la ville. Deux ou 300 de ces troupes auxiliaires, après s'être bien rafraîchies, ont été tout de suite chasser dans la forêt de la Neuville, où l'on a déjà commencé à chasser depuis plusieurs jours. Ils y ont tué assez de grandes bêtes pour que l'on en vende publiquement dans les villages. La ville de Beauvais avait envoyé aussi à notre secours un détachement de 200 hommes de la milice bourgeoise avec leurs canons. Ils sont venus jusqu'au village de Bresles, accompagnés de gardes du corps, où ils ont appris que c'était une fausse allarme. Ils se sont alors contentés d'envoyer ici deux députés pour nous faire part de leur bonne volonté. J'ai oublié de vous dire, Monsieur, que lorsque je suis rentré dans la ville avec mon détachement, j'ai rencontré un courrier allant à Paris, de la part du Sr Legrand, maitre de postes à Saint-Just, pour y annoncer que tout était ravagé dans le Beauvoisis. J'ai trouvé cette démarche bien imprudente, et j'ai fait conduire cet homme à l'Hôtel de Ville, où j'ai engagé MM. les officiers municipaux à écrire sur-le-champ qu'une pareille nouvelle ne porte le trouble dans la capitale. |