La fête de la Fédération,
vue par "Les Révolutions de Paris", n° 53

14 juillet 1790

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Le jour de la prise de la Bastille n’aura jamais d’égal dans l’histoire de la nation française. Le dévouement, le courage, l’ardeur de tous les citoyens, leur concorde, leur parfaite égalité, le respect de tous les droits, la justice du peuple, l’ordre au sein du désordre, l’allégresse au milieu des alarmes, les tyrans vaincus et mis à mort, de vrais héros couronnés et portés en triomphe, l’envie et la flatterie également réduites au silence, et partout la grandeur, le génie d’un peuple qui brise ses fers et qui reprend ses droits, voilà ce qui caractérisait cette sublime journée. Le 14 juillet est-il digne d’en être appelé l’anniversaire ? Il le serait peut-être si l’on n’avait pas adoré…

Tout ce qui s’est passé dans les jours qui l’ont précédé fait en quelque sorte partie de la grande cérémonie de la fédération ; et il est de notre devoir de ne pas omettre des faits qui peignent singulièrement l’esprit public.

L’arrivée des députés fédératifs de la Bretagne était annoncée pour le samedi 10 ; ils venaient en corps d’armée. La garde nationale parisienne envoya un détachement au devant d’eux ; ils entrèrent dans Paris, tambour battant. Arrivés à la porte des Tuileries, du côté du pont Royal, les Bretons se présentèrent pour saluer le roi, ils défilèrent le long de la terrasse où ils firent halte en face de l’appartement où était le roi. Le commandant monta pour lui présenter l’hommage que les Bretons lui rendaient comme à un roi citoyen. Louis XVI l’accueillit comme avec sensibilité ; des cris de vive le roi se firent entendre sur la terrasse et le roi se présenta à la fenêtre, et parut éprouver une vive émotion.

Le commandant des gardes nationales du district de Tours s’est aussi présenté chez le roi, et lui a remis un anneau que Henri IV avait donné aux Tourangeaux pour reconnaître leur fidélité. Le roi perçut cet anneau et promit de le porter le jour de la fédération.

Le dimanche, il y eut revue d’une partie de la garde nationale parisienne ; le roi et sa famille y firent l’accueil le plus séduisant à divers députés fédératifs des provinces qui en parurent tout aussi enchantés que s’ils n’eussent pas été des hommes, ou que si ceux qui leur parlaient eussent été des dieux.

M. de La Fayette, major général de la fédération, par ordre du roi, convoqua d’abord à la maison commune un député par département. Il fut décidé dans cette assemblée de présenter des adresses à l’assemblée nationale et au roi ; le lendemain, il convoqua dans l’église Saint-Roch une assemblée de quatre autres députés par département à l’effet d’entendre la lecture des adresses à présenter et de prendre à cet égard un parti définitif.

Ces adresses ont été approuvées et présentées le 13 par M. de La Fayette élu président de la députation à l’unanimité.

Le même jour, le roi a voulu passer en revue les députations de tous les départements. Les députés ont eu ordre de se rassembler à la place de Louis XV et aux Champs-Elysées. Ils ont défilé par le jardin des Tuileries ; ils ont passé par le vestibule où le roi s'est trouvé avec sa famille ; chaque commandant a remis au roi un état des députés avec leur nom et celui de leurs départements. Après cette faveur, les fédérés traversaient la cour d’entrée et le Carrousel où ils se séparaient pour se retirer.

Cependant, une armée d’ouvriers achevait à la hâte les préparatifs du Champ-de-Mars, malgré des pluies abondantes, et dans plusieurs districts, on distribuait des billets pour y entrer le lendemain. Cette circonstance causa quelques rumeurs dans la soirée du 13 ; on avait excité l’attention, en commandant une garde de quatre à cinq mille hommes pour la nuit, au Champ-de-Mars. Les plaintes furent vives, elles furent appuyées par plusieurs soldats de la garde nationale qui parurent ne pas croire à la nécessité de repousser ceux qui n’auraient pas de billets ; et la municipalité fit éveiller tous les citoyens au milieu de la nuit, au son du tambour pour leur apprendre que les billets qu’on avait distribués étaient nuls et non avenus.

Dès la pointe du jour, le peuple se met en marche vers le Champ-de-Mars tandis que les fédérés se portent sur le boulevard de l’Opéra et de Saint-Antoine, où le rendez-vous de chaque corps était marqué. Le peuple se plaçait, et les citoyens de garde leur donnaient, autant pour les amuser que pour s’échauffer, le spectacle de plusieurs évolutions militaires, de quelques rondeaux et d’une petite guerre.

D’un autre côté, on distribuait à messieurs les députés les 83 bannières de la fédération ; c’est-à-dire un large carré blanc sur lequel étaient peints une couronne de chêne et le nom du département. Le plus âgé de chaque département obtint l’honneur de la porter.

Le cortège se met en marche à sept heures du matin, dans l’ordre suivant : une compagnie de cavalerie parisienne, une compagnie de grenadiers, ayant à sa tête un corps de musiciens et des tambours ; venaient ensuite les électeurs de la ville de Paris, une compagnie de soldats citoyens, les deux cent quarante, le comité militaire, une compagnie de chasseurs, MM. les présidents des districts, MM. du comité de fédération, les soixante administrateurs entre deux rangs de ci-devant gardes de la ville.

Le bataillon des enfants précédait l’assemblée nationale et celui des vieillards la suivait ; les drapeaux des soixante bataillons étaient sur ses flancs.

Quarante-deux départements, par ordre alphabétique, la députation des troupes de terre et de mer, les quarante et un derniers départements formaient l’armée fédérale ; la marche était fermée par un détachement de grenadiers et de gardes à cheval.

Du boulevard le cortège a passé par les rues Saint-Denis, de la Ferronnerie, Saint-Honoré, rue Royale, la place Louis XV, le Cours-la-Reine, le quai de Chaillot et s’est rendu au Champ-de-Mars par le pont de bateaux qu’on avait jeté sur la Seine, vis-à-vis le couvent des filles Sainte-Marie.

Un grand spectacle a frappé les yeux des fédérés à leur arrivée ; trois cent mille spectateurs, hommes et femmes, tous décorés de rubans à la nation, étaient placés sur les bancs qui, en partant d’un triple arc de triomphe, formaient un cintre incliné, dont le haut se mariait avec les branches des allées des arbres, et dont le bas dominait sur une immense plate-forme, au milieu de laquelle était élevé un autel.

Un terre-plein de 20 pieds d’élévation, sur lequel on arrivait de quatre côtés, par un vaste escalier ; quatre plates-formes ménagées entre les quatre escaliers, portant de petits autels attiques, sur lesquels on brûlait des parfums ; au milieu était l’autel de la Patrie, sur lequel l’officiant et un clergé nombreux, orné de rubans aux couleurs de la nation, attendaient le cortège, la face tournée vers la rivière.

Le côté du Champ-de-Mars où est l’Ecole Militaire était occupé par une immense galerie couverte, ornée de draperies bleu et or. Au milieu de la galerie on avait formé un pavillon pour le roi ; et dans ce pavillon, sur le derrière, était pratiquée une galerie pour la famille royale.

A l’autre extrémité, on voyait un triple arc de triomphe, chargé de citoyens, de soldats, et dont quelques peintures et des inscriptions faisaient le principal ornement. Voici les inscriptions

Côté du Champ-de-Mars

Nous ne vous craindrons plus, subalternes tyrans,
Vous qui nous opprimiez sous cent noms différents.
Les droits de l’Homme étaient méconnus depuis des siècles ;
ils ont été rétablis par l’humanité entière.

Le roi d’un peuple libre est seul un roi puissant.

Vous chérissez cette liberté; vous la possédez maintenant ;
montrez-vous dignes de la conserver.

A trois heures et demie, le cortège a achevé d’entrer dans le Champ-de-Mars ; des salves d’artillerie ont annoncé cette circonstance, comme elles avaient annoncé son arrivée. On a béni les 83 flammes qui étaient blanches de même que le drapeau placé sur le pavillon royal. Mais on y avait ajouté de petites cravates imperceptibles, aux couleurs de la nation. On a célébré la messe.

Le roi qui était entré à l’Ecole Militaire par une porte de derrière est venu, par l’intérieur de son pavillon, se placer sur son trône, sans sceptre, sans couronne, sans manteau royal, sans doute pour montrer qu’il renonçait à cet attirail de comédie qui pouvait en imposer à des esclaves ; car s’il n’y eût pas renoncé, en quelle plus grande occasion pouvait-il se revêtir des ornements royaux ?

Après la messe, M. de La Fayette est monté à l’autel et a prononcé les paroles du serment qui a été prêté par les fédérés. Aussitôt dix mille d’entre eux se sont élancés vers lui ; les uns lui baisaient le visage ; les autres les mains ; d’autres l’habit : ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à remonter à cheval ; alors tout fut baisé, ses cuisses, ses bottes, les harnais du cheval et le cheval lui-même. Jamais il n’y eut d’exemple d’un tel empressement, d’une telle ivresse, si ce n’est peut-être lorsque M. Necker vint à l’Hôtel de Ville de Paris, dans le mois de juillet de l’année dernière.

Un moment après, l’assemblée nationale prêta serment ; on cria vive le roi, quelques voix essayèrent vive l’assemblée nationale ; soit erreur, soit dessein formé, ces cris furent étouffés. Enfin le roi se leva, une double haie se forma aussitôt depuis le trône jusqu’à l’autel ; mais il ne jugea pas à propos de s’y rendre et de sa place, il prononça à haute voix, et d’un air très satisfait, le serment décrété par l’assemblée nationale. Les cris de vive le roi recommencèrent. Un moment après la reine éleva son fils vers le peuple, et la galerie couverte, où l’on était entré par billets, entonna un vive la Reine qui fut reçu par des cris de vive le dauphin. Quelques salves annoncèrent la fin de la fête vers six heures du soir.

L’ensemble était frappant par le nombre des acteurs et des spectateurs, par le bel ordre qui régnait et règne partout où il y a de la liberté ; par le nombre des drapeaux qui flottaient dans les airs ; par la beauté du local ; par la multitude de souvenirs et d’idées qu’excitait le jour du 14 juillet, et le serment de quatre cent mille hommes pour maintenir une constitution qu’ils se sont donnés…