La séance d'ouverture des Etats Généraux
racontée par un député du tiers

5 mai 1789

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Lettre de Gaultier de Biauzat,
député de la sénéchaussée de Clermont à Monestier,
médecin à Clermont.

Versailles, ce 5 mai 1789.

Monsieur.

Nous sommes entrés dans les bâtiments appelés des Menus (salle des Menus Plaisirs du roi, située hors du château, avenue de Paris, entre 7 et 8 h de ce matin et nous en sommes sortis à 4 h et demie passées.

L'appel a été fait dans une salle où les trois ordres étaient réunis, c'est-à-dire pêle-mêle. On a appelé ensemble le Clergé, la Noblesse et le Tiers de chaque députation, et les députations ont été appelées sur le cahier qui servit à la visite de samedi dernier (le 2 mai, tous les députés avaient été présentés au roi). Le Clergé et la Noblesse s'y soumettant, il n'y a pas eu lieu à observation de la part du Tiers.

On rencontrait, en passant de cette première salle dans celle appelée des Etats, les grand maître, maître et aide des cérémonies, lesquels prenaient, le premier les députés ecclésiastiques, le second les députés nobles et le troisième les députés du Tiers, et conduisaient chacune de ces classes aux places qui leur étaient destinées.

La salle est majestueuse, mais fort mal disposée pour que les députés s'y expliquent et s'y entendent, du moins autant que je l'ai entrevu en apercevant que les places des députés des trois ordres sont formées avec des bancs placés horizontalement. Je dis bancs mais remarquez qu'ils sont rembourrés et couverts d'étoffe. Comment une assemblée de douze cents personnes pourra-t-elle conférer d'une manière intelligible à tous, lorsqu'il faudra que la voix de celui qui parlera rase et plane sur les têtes ?

Les spectateurs sont infiniment mieux placés, car ils sont dans deux rangs de loges, entre des colonnes, et sur des sièges en forme de gradins qui élèvent chaque rang de 12 à 18 pouces au-dessus du précédent.

On a élevé, au fond de la salle, un théâtre ou amphithéâtre, sur lequel est ou était le trône, car on s'occupe dès à présent à supprimer cet amphithéâtre pour que la salle soit toute libre demain à 9 h.

La Reine était à côté du Roi. Les princes, princesses, ducs et pairs et grands officiers de la couronne étaient sur les côtés. Les dames de la Cour remplissaient deux balcons formés en prolongation du théâtre, à gauche et à droite.

Le Roi a prononcé bien nettement un discours d'environ 4 minutes. Il a été interrompu par des applaudissements. Il est vrai qu'il s'était un peu arrêté, et l'on a cru qu'il avait fini avant qu'il eût tout dit. Comme je présume que ce discours sera imprimé incessammnent, je n'en dirai autre chose si ce n'est qu'il était simple et patriotique.

M. le Garde des sceaux (Barentin) a lu, pendant près de 23 minutes un discours qui n'a été entendu que par ceux qui étaient à son voisinage. Me trouvant à plus de 90 pieds de lui, je me suis borné à réfléchir sur ce qu'il pouvait ou devait dire de bon. Vous en saurez autant que moi jusqu'à ce que cette pièce sera publiée par l'impression.

M. Necker a prouvé, par la longueur de son discours, qu'il avait eu besoin de se rendre invisible pendant les derniers temps. La lecture a duré deux heures et demie. Il l'a commencée et s'est assez bien fait entendre, quoique parlant péniblement, parce qu'il est fatigué de travail. Et, après une petite demi-heure, il a fait continuer par un de ses commis, qui a une voix claire et sonore, de manière que nous n'en avons rien perdu. J'en suis fâché, je le dis franchement, car j'y ai trouvé à redire et particulièrement :

1° en ce qu'il n'y a absolument rien dit de plus que ce qu'il a déjà publié sous d'autres jours ;
2° en ce qu'il a supposé la continuité, après les Etats Généraux, de plusieurs impôts qu'il convient de supprimer, autres que la taille et la corvée, qu'il a reconnu devoir être effacés ;
3° en ce qu'il a indiqué des améliorations dans des augmentations d'impôts actuels ;
4° en ce qu'il a suggéré d'étendre les aides et gabelles aux pays exempts et rédimés ;
5° en ce qu'il n'a aucunement parlé de la constitution, quoiqu'il soit entré un peu avant dans les autres matières de droit public du ministère du garde des sceaux ;
6° en ce qu'il a laissé entrevoir, comme dans son "Résultat" de décembre dernier (il s'agit du Résultat du Conseil du roi tenu à Versailles le 27 décembre 1788, dont le procès-verbal fut aussitôt publié ; le détail des élections aux Etats Généraux y était fixé), qu'il considère la distinction des ordres comme de constitution primitive ;
7° et principalement en ce qu'il a dit nettement que le Roi aurait pu se passer d'Etats généraux, faisant apercevoir qu'il les croyait autant et plus l'effet de la complaisance libre que de la justice forcée.

On compte que ce "Mémoire" sera mis à l'impression dès demain.

Cependant, il y a de bien bonnes choses dans ce "Mémoire" (il l'a ainsi intitulé). Aussi a-t-il été applaudi sept à huit fois, c'est-à-dire à sept à huit reprises.

En général, on trouvera ce discours trop ministériel et peut-être trop personnel. Peut-être aussi me suis-je trompé ? Car il m'est souvent arrivé de m'apercevoir, à un second examen, que j'avais trop applaudi ou trop critiqué à une première lecture.

Ces idées sur le discours de M. Necker et la mauvaise humeur que m'avait donnée la voix capucine de M. Barentin ont terni à mes yeux le brillant de cette assemblée que l'on pourrait appeler fête nationale. Les amphithéâtres de côté, c'est-à-dire les loges, qu'on appellera mal à propos galeries en province, étaient garnis de belles femmes qui avaient cherché à le disputer en parure aux dames de la Cour. Tout l'enjolivement était superbe. Mais la chose principale n'a pas été soignée, et c'est ce qui me fâche. Aussi je m'endors en l'écrivant, ce qui fait que je termine pour ce soir.